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Les bruits de Lola

written by Solène 10 septembre 2025

Août 2021.

Lola est angoissée. Lola dresse des listes. Lola n’aime pas l’inconnu. Lola aime être chez elle. Lola est ordonnée et méthodique. Lola a quatre amis : Julie, Marie, Leïla et Max. Ils sont cinq en tout. C’est bien, cinq, c’est suffisant. Lola aime Sylvie, la boulangère, qui lui donne toujours des bonbons en plus du pain. Lola aime Pablo Neruda. Lola fait du hautbois, même si elle n’aime pas le hautbois. Lola aime dessiner. Beaucoup. Le dessin… Elle aime tellement ça qu’elle ne veut faire que ça.

Pour vivre du dessin, lui a dit sa mère, il faut faire les meilleures écoles. Et les meilleures écoles sont à Paris.

La dernière fois que Lola a mis les pieds à Paris, c’était lors d’un voyage scolaire en classe de cinquième. Elle avait détesté ça et avait passé la plupart de son temps dans le car à attendre les autres. Trop de gens, trop de bruits.

Mais les meilleures écoles sont à Paris.

Armée de son hautbois, d’une valise plus haute qu’elle et de son sac à dos fétiche, Lola arrive en gare de Montparnasse-Bienvenüe.

« Mesdames et messieurs, nous sommes en approche de la gare de Montparnasse-Bienvenüe, merci de ne rien laisser derrière vous. »
Lola sort de sa lecture et regarde autour d’elle : les passagers sont déjà debout, prêts à sortir.

Lola consulte la liste qu’elle a soigneusement établie en vue de son déménagement dans la capitale. Quarante-trois sites, trois guides touristiques et une heure avec un cousin éloigné de son père qui aurait vécu à Paris à ce qui semble être « la grande époque » pour établir une liste exhaustive de la vie parisienne. Lola n’aime pas les surprises. Lola aime les listes.

Lola parcourt les quatre pages de la liste : rien.

Personne ne parle de se lever dix minutes avant l’arrivée du train. Panique.

Lola attrape sa boule anti-stress et compte jusqu’à cinq en espagnol : uno, dos, tres, cuatro, cinco. Et on souffle.

Gourde, bouquin, portable, portefeuille, ordinateur. C’est bon, tout est là. Un dernier coup d’œil à l’itinéraire avant de quitter le train : descendre tous les escalators, se rendre au guichet, acheter un carnet de tickets, prendre la ligne 12 (la verte foncée) à Montparnasse, direction Aubervilliers, descendre à Lamarck-Caulaincourt.

Sa valise semble peser une tonne. En posant le pied sur le marchepied, Lola se laisse surprendre par la chaleur moite qui émane de la gare. Un mélange de goudron et de poussière lui monte au nez. Le quai est quasi inaccessible : un torrent de voyageurs plus pressés les uns que les autres se déverse devant elle. Elle n’ose pas s’engager.

Derrière elle, une femme l’interpelle : « Bon, vous attendez quoi pour descendre ! » Lola pose un pied sur le quai, puis le deuxième. Elle tire sa valise de toutes ses forces et, emportée par le poids du bagage, s’étale sur le quai et manque de faire chavirer une femme et sa poussette. Elle s’excuse, la femme lui jette un regard noir et l’assomme d’un : « Mais faites attention ! »

Uno, dos, tres, cuatro, cinco. Et on souffle.

Lola relève sa valise et imite le mouvement : elle marche vite, très vite. Les voyageurs se doublent, se bousculent, tentent par tous les moyens d’être les premiers. Mais où est la ligne d’arrivée ? Est-ce le bout du quai ? Le métro ? Chez soi ?

Elle aperçoit enfin ce qui semble être la fameuse ligne d’arrivée : le hall de la gare. Le toit ressemble à un gigantesque préau et une horloge orne la façade du bâtiment. Tous deux semblent appartenir à une autre époque. Des groupes de voyageurs sont postés devant les nombreux écrans disséminés de part et d’autre du hall.

Tout est immense, bruyant.

Lola aperçoit une enseigne « Paul », enfin quelque chose de familier. Son ventre crie famine.

Une dizaine de personnes se trouve devant elle dans la file d’attente. Elle est bientôt rejointe par d’autres passagers, eux-mêmes suivis d’autres passagers. Mais combien de gens y a-t-il dans cette gare, et dans cette ville ?

Derrière elle, un homme hurle dans son téléphone. Devant, une femme hurle sur ses enfants. Sur les côtés, les gens hurlent, s’interpellent, font de grands gestes, courent.

Soudain, le silence.

Un bruit sourd, d’une intensité outrageuse, surprend les voyageurs et vient mettre un terme au brouhaha latent de la gare.

Tous lèvent les yeux au ciel et cherchent en vain l’origine du bruit. Le temps s’arrête.

Tous sont aux aguets et attendent que le bruit frappe à nouveau.

À peine quelques secondes.

C’est le temps que les voyageurs en transit accorderont au bruit pour qu’il se manifeste à nouveau. Puis, les murmures reprennent le dessus et les voix des voyageurs s’emparent à nouveau du hall de la gare.

Lola, elle, ne dit rien. Elle est paralysée. Les conversations semblent étouffées, lointaines, voilées. Les yeux fermés, elle tient fermement sa boule anti-stress dans la main.

L’homme au téléphone raconte à son interlocuteur sa courte mésaventure : « Excuse-moi, il y a eu un coup de tonnerre. Tant que ce n’est pas un coup de foudre, on est tranquille (rires gras). Pas besoin de gonzesse en ce moment (rires gras). Allez, vas-y, je t’écoute ! »

L’un des enfants devant elle est en pleurs. Sa mère tente de le calmer tandis que son second lui pose la même question en boucle : « Maman, c’était quoi le bruit ? Mamaaaan, c’était quoi le bruit ? »

La femme cherche frénétiquement quelque chose dans son sac, puis dans le panier de la poussette, puis dans le sac à dos du second. L’enfant hurle désormais. Elle finit par sortir un vieux boudoir de son sac, elle lui donne, il se tait.

« Mamaaan, c’était quoiii le bruit ? », réitère le second.

« Écoute, tu m’enquiquines, Matéo, je ne sais pas, ok ? C’est… la Patrouille de France, qui s’entraîne pour le défilé du 14 Juillet, voilà. Arrête avec tes questions maintenant. »

Matéo pleure à son tour.

Plus loin dans la file, un homme âgé à l’oreille bien pendue la reprend : « Madame, désolé de vous contredire, mais je pense qu’il s’agit d’un objet tombé sur la tôle du toit de la gare. »

La mère le fusille du regard.

Une jeune fille, qui semble aussi détendue que le chewing-gum qu’elle mâche, se mêle à la conversation : selon Twitter, ce sont des feux d’artifice pour le premier match de Messi. Hashtag “Messi”, hashtag “PSG”, hashtag “bruit”. Mais bon, vous pensez ce que vous voulez.

Le jeune homme qui l’accompagne – et semble être son petit ami – intervient : « Mais ça a peut-être à voir avec la saison de la chasse, non ? J’ai vu une vidéo sur YouTube… »

« Mais, de quoi je me mêle, jeunes gens, les interrompt l’homme âgé. Cessez de dire des stupidités ! »

« Ben, et vous ? Qui vous a demandé votre avis ? », lui répond la jeune fille.

Le petit Matéo mange désormais le boudoir volé à son frère. L’homme derrière, toujours au téléphone, rit de bon cœur. La mère est sur le point de faire une crise de nerfs. Et le vieil homme et la jeune fille s’engueulent tandis que le petit copain commande son sandwich comme si tout cela était normal.

Lola bouillonne, puis explose : « Le ciel est bleu, ça n’est donc pas le tonnerre, nous sommes le 14 août, pas le 14 juillet, ce n’était définitivement pas un objet sur de la tôle, le premier match de Messi est dans six heures, le Parc des Princes est à 3,2 km et il n’y a pas de gibier dans Paris, bon sang ! »

Le cœur de Lola s’arrête un instant. Le son de sa propre voix la tire de son état de veille. Elle rouvre les yeux et découvre l’ensemble des clients de la file d’attente de chez “Paul” la regarder d’un air ahuri.
La dernière fois que Lola a été le centre de l’attention, c’était en CE2. Benjamin Leduc lui avait déclaré sa flamme devant une classe hilare. Elle était devenue rouge écarlate, avait fondu en larmes et s’était réfugiée dans les toilettes de l’école. À ce moment précis, elle s’était promis de ne plus jamais attirer l’attention sur elle.

Lola referme les yeux.

Uno, dos… dos…

Uno, dos…

Rien n’y fait.

Sa mère l’avait prévenue. Partir à Paris était une folie, la marche est trop haute. Sa vision se trouble. Ses jambes faiblissent, la chaleur monte, ses oreilles bourdonnent, le sol se rapproche, le sol se rapproche, le sol se rapproche.

Lola reprend ses esprits au poste de secours. Une barre de chocolat, un charmant pompier et un verre d’eau plus tard, elle reprend son itinéraire.

Sac à dos, valise, hautbois. C’est reparti.

Prendre les escalators jusqu’en bas, acheter un carnet de tickets au guichet, prendre le métro.

Les couloirs sont longs, c’est normal. Il y aura aussi un tapis roulant géant. C’est normal. C’est sur la liste.

Lola emprunte le premier escalator, puis le deuxième, puis le troisième. Elle s’est mise à droite comme indiqué sur sa liste.

Lorsqu’elle arrive au métro, les guichets sont tous fermés.

Elle se concentre et consulte sa liste : « si les guichets sont fermés, il existe des guichets automatiques ». Elle prend son courage à deux mains et se rabat sur ces derniers. Sélectionner la langue, demander un carnet de 10 tickets+, oui elle a un tarif étudiant, règlement par carte, 16,20 €. C’est bon.

Lola emprunte les longs couloirs qui la mènent jusqu’au quai de la ligne 12. Elle laisse sortir les gens, puis elle entre, comme sur sa liste. Elle s’installe sur un strapontin.

Un homme avec un accordéon est entré en même temps qu’elle. Il allume l’énorme enceinte qui l’accompagne, accommode le gobelet qui accueille déjà quelques piécettes et se met à jouer. Lola connaît bien cet air, elle l’a joué des dizaines de fois.

Lola se laisse emporter l’espace d’un instant par la mélodie. Elle souffle. Ses muscles se détendent, ses mains se décrispent, elle reprend possession d’elle-même.

Arrivée à Lamarck-Caulaincourt. À gauche l’ascenseur, à droite les escaliers, aucune indication sur sa liste. Par mimétisme, elle suit l’ensemble des passagers avec des bagages.

L’entrée de l’impasse Damrémont se trouve entre une boulangerie des années 1950 qui ressemble à celle de Sylvie et une brasserie typique parisienne.

Sur la terrasse, certains lisent ou travaillent, d’autres discutent et d’autres s’embrassent.

Depuis l’entrée de l’impasse, il est impossible d’en voir le bout. Si elle semble pavée de bonnes intentions, elle est surtout pavée de petites pierres tantôt carrées, tantôt rectangulaires, suffisamment séparées les unes des autres pour que les roues de sa valise ne se sentent pas les bienvenues. Le terrain est hostile mais Lola ne se décourage pas. Elle tire de plus belle sur sa valise et réussit à éviter les gouffres bétonnés (oui, les gouffres).

Lola s’arrête pour reprendre des forces et pose son regard sur ce qui l’entoure. L’impasse est calme, elle abrite de grandes maisons bourgeoises et des jardins fleuris. Lola a envie de les dessiner. D’imaginer les vies parfaites des familles qui y vivent. Une vie ordonnée, structurée, bien décorée.

Son immeuble se situe au fond de l’impasse. Deux codes et un interphone la séparent de l’ascenseur.

Lola consulte sa liste : appeler Miguel, c’est lui qui a les clés et te fera visiter.

Miguel garde l’immeuble depuis vingt ans et connaît le quartier comme sa poche. « Tu peux m’appeler à tout moment, sauf le dimanche, c’est le jour du Seigneur ! », lui dit-il. Lola aime bien Miguel. Son accent est chantant et son regard tendre.

Lola entre dans son appartement. L’endroit ressemble à un boudoir. Du velours, du marbre, du bois, quelques plantes vertes, un vieux miroir.

Sur la cheminée, un ancien carton à dessin de ceux qu’elle utilisait à l’aube de ses premiers croquis, et quelques livres laissés par l’ancien locataire.

Sur le dessus de la pile, un recueil de Pablo Neruda illustré et une liste de livres à acheter.

Lola s’assoit en tailleur, pose les mains au sol, se tourne vers la fenêtre. Un rayon de soleil pénètre dans l’appartement et lui tombe sur le visage. Lola ferme les yeux, il n’y a pas un bruit. Elle sourit.

Uno, dos… c’est bon.

Fin.


Une nouvelle publiée initialement en 2022 et mise à jour en 2025.

Illustration x Kanako pour My Little Paris

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